L’Ecole Libre. Rue Despy.

C’était l’école du charbonnage avec ses châssis bruns. C'était une petite cour pour les « gardiennes » entourée de dalles de béton, flanquée de deux arbres qui surveillaient un bac à sable plein d’animation aux heures de récréation. C'était aussi une grande cour cernée par des classes qu’on aurait dit posées là au fil des agrandissements de l’école. Et un merveilleux bosquet avec sa montagne ! C'est là que j'ai passé mon enfance. Aujourd'hui, je me souviens...

Le papa de dédé a fait des pains.

1953. C’est parti ! Trois années de gardiennes (on dit aujourd’hui « maternelles » !).

1956. Première année. Classe de Monsieur Leroy, « à droite en entrant » quand on arrivait de la rue Jules Despy. Un vestiaire carré avec un laurier rose au centre vous invitait à entrer dans le monde enchanté de monsieur Leroy.

En rang, au petit matin blafard, nous saluions le maître d’une courbette de la tête.

Sur notre banc, à la rentrée scolaire, nous recevions notre premier livre, le livre de lecture de la première année primaire « Les trois petits de Richenchou » avec Tante Anna, l’Oncle Jean, Faro, Riri et Dédé.

Voilà notre monde à six ans, presque notre famille. Ils nous ont accompagnés pendant une année entière, ils nous ont appris à déchiffrer, puis à lire. Nous avons vécu avec eux et chaque fois que j’y pense, mon cœur se serre comme s’il s’agissait d’amis perdus pour toujours.

Au tableau, en ce mois de septembre, une phrase « Le papa de Dédé a fait des pains » est écrite à la craie avec ses jambages appuyés. Nous lirons des centaines de fois ri, ru, ro, ra, re, ré, rè, rê.

Au début, nous avons reçu une ardoise, une éponge et une touche. Pas encore de cahier de brouillon.

Et puis, il y avait la farde de lecture : chaque jour, nous recevions sur notre banc une feuille « stencilée » imprégnée d’alcool qui sentait si bon. Quand nous rentrions de la récréation de 10 heures, nous nous précipitions pour renifler l’odeur envoûtante de l’alcool à brûler !

À travers ces feuilles multicolores, enluminées avec patience, réalisées avec amour, nous retrouvions à coup sûr la tendresse d’un instituteur plutôt bon-papa que maître. Je me souviens encore de sa Vespa qu’il rangeait dans la remise après avoir escaladé la marche à l’aide d’une rampe en bois. Dans sa classe pleine de lumière et de rêve, c’était le paradis des enfants sages... et des autres d’ailleurs !

Plus que de l’enseignement, de la poésie !

Elle était rassurante cette farde de lecture. Il nous semblait que le monde y était emprisonné et que tout y était réglé comme sur du papier à musique.

En septembre, la rentrée scolaire et les objets classiques, évidemment ! Octobre nous apportait l’automne, ses feuilles qui jaunissent et qui tombent en tourbillonnant, son tapis doré qui craque sous nos pas et puis... la chasse.

La Toussaint – et son temps maussade – nous conduisait au cimetière où les chrysanthèmes (un mot terrible à écrire !) fanaient sur les pierres grises. Saint Nicolas, sa hotte et ses jouets et puis l’hiver : il tombe toujours de la neige en hiver dans les livres d’école et elle recouvre toujours la nature assoupie de son épais manteau immaculé, toujours... !

Le facteur nous présentait ses vœux et nous apprenions à écrire « courrier » avec deux « r ».

Fin février, le Laetare, ses masques, ses serpentins, ses gilles aux lions tricolores et déjà mars avec, chose curieuse, les vaux de mars qui tombent toujours... en mars. Nous partions alors au jardin – car il y avait un jardin et de vraies plates-bandes – regarder Monsieur Leroy bêcher, ratisser, tracer et semer. Je le vois encore en tablier gris, le crâne presque chauve, appuyer sur sa bêche, homme simple et pourtant si grand.

Ensuite venaient le chauffage et l’histoire du charbon, gaillette à l’appui. Une promenade enfin qui était davantage un hommage aux hommes du charbon. Sur le carré de la mine du Pétria, oui, dans le claquement des portes de « l’envoyage » et des wagonnets qu’on encage, nous assistions, bambins effrayés, à la remontée des mineurs crachés par la bouche à charbon, le visage noirci par le travail et où se distinguait seulement le blanc de leurs yeux ivres de lumière.

La machine à vapeur et son immense poulie se mettaient en route et puis n’arrêtaient plus d’arrêter à chaque étage. Nous avons vu, effrayés du haut de nos six ans, les mineurs agenouillés, la lampe à la main, prêts pour la descente au fond. D’autres, hagards, noirs comme… du charbon, se précipiter hors de la cage dans de grands cris et de bruissements de tôle, de cornières et de fer torturé. Nous étions alignés, avec nos six ans et notre naïveté, dans ce monde hostile, bruyant, dur.

Monsieur Leroy nous protégeait.

Pâques arrivait alors avec ses œufs en chocolat. Nous allions en visite chez le maréchal-ferrant du Boulevard du Nord. Je sens encore la corne brûlée et l’odeur forte du crottin !

Plus tard, visite encore chez le chaînetier, à la rue des Combattants, avec son cortège de pinces, de marteaux, de masses, d’enclume, de soufflet et de charbons ardents. Mais déjà, nous préparions la distribution des prix : « La nuit de la révolte des jouets ». Un enfant en pyjama qui dort dans un lit à barreaux au milieu des soldats de plomb en papier crépon, du cheval à la patte cassée, des toupies de pacotille... ! Toujours le rêve et la poésie ! Sacré Monsieur Leroy !

Tiens, je revois Monsieur Maquet et son éternel béret alpin, ses gros bancs de bois massif – un luxe, aujourd’hui – sa règle toujours sur le qui-vive et Monsieur Renard aussi, dans cette classe prisonnière entre le Bureau et la Bibliothèque. Bibliothèque sans livre d’ailleurs où trônait un distributeur géant de papier gris.

Ma quatrième année se passa chez Monsieur Beukens, jeune instituteur tout rond et tout « crolé », dans cette classe de l’étage qui ressemblait bien plus à un autobus.

Il y régnait une sorte de mystère, sans doute à cause des oiseaux empaillés qui nous toisaient du haut de leur piédestal, dans le fond de la classe.

J’évitai Monsieur Beurms – il me faisait peur, je ne sais pourquoi... peut-être parce qu’on craint ce qu’on ne connaît pas, tout simplement ! – et j’atterris chez Madame Lenoir. Elle éternuait avec distinction, ce qui nous étonnait, et riait vite. Elle nous apprenait la géographie: la Dendre et la petite Nèthe, la Lys et le rouissage du lin, le Brabant et ses fermes en carré, Tubize et l’industrie de la rayonne, la Gaume et les aciéries d’Athus.

Enfin, la sixième où l’on se prenait – déjà – pour quelqu’un, pour l’ancien, celui qui pouvait jouer au football dans la petite cour sans surveillance. Et re-Madame Lecocq – oui, celle de gardienne – et ses problèmes de surface, son analyse grammaticale et ses décimètres-cubes qui, obstinément, voulaient devenir millimètres-cubes.

Examen cantonal pour finir ou la façon polie de vous jeter à la porte de votre école. C’est là que nous découvrions avec émotion souvent que dans certaines écoles... il y avait des filles. ô merveille des merveilles !

Sur tout ce monde, régnait Monsieur Daubie, grand à n’en plus finir et sévère comme une règle d’acier. Nous nous vengions en l’appelant « Tchauss’patte ». Son bureau était pour nous l’antre inaccessible, la caverne d’Ali-Baba. Un poids énorme pesait sur nos estomacs d’enfant quand nous y pénétrions.

Certains endroits encore ont marqué mon enfance : ainsi les charmes en espaliers, crucifiés pour notre bon plaisir, les bras tendus pour une grande chaîne d’amitié.

Et puis le bosquet avec sa « montagne » qui nous effrayait et nous tentait à la fois. Au milieu des sapins, il y avait une pierre cubique où notre imagination puérile voyait une cuisinière et transformait un trou en casserole où nous cuisions avec délice un « papin » fait de boue et d’aiguilles de mélèzes.

Chose étrange, devenu jeune instituteur, vingt ans plus tard, j’ai rencontré des enfants qui jouaient au même jeu, sur la même pierre, dans le même trou, avec la même mixture ! J’avais demandé alors que l’on garde cette pierre, symbole de l’enfance, mais un bulldozer l’a recouverte irrémédiablement : les adultes ne comprendront jamais le monde enchanté de l’imagination enfantine.

Une fontaine de fer, au coin de la classe de Monsieur Romain distillait – c’est le cas de le dire – pendant la canicule, une eau rafraîchissante et luxueuse, sous l’œil vigilant de Monsieur Daubie.

On grimpait les escaliers de bois du hall d’entrée usés par le passage de plusieurs générations d’écoliers en tablier, penchés comme si le menuisier les avait construits un lendemain de cuite, un jour de gueule de bois !

Prim’st, deu’st, dern’st

Nous avions bien plus de chance que les élèves actuels, emprisonnés sur une cour de bitume froid. Notre cour à nous était de bonne vieille terre battue (l’expression n’a sans doute jamais eu autant de sens !)

Les billes de verre et les « mats » de plomb y étaient rois l’été. Entre les deux tilleuls, des concours acharnés se disputaient. Au jeu de Forchies ou de Piéton, à « pet’ et quart », au pot aussi, pot que nous creusions avec notre talon. « Prim’st, deu’st, dern’st » voilà des mots que nous connaissions mieux que les tables de multiplication de Monsieur Maquet. Nous étions fiers quand nous rentrions à quatre heures à la maison, la bourse gonflée de dizaines de billes ! Sauf quand nous les avions perdues en jouant sur le chemin du retour !

Quand il faisait bon, pendant le temps de midi, Monsieur Denays et Monsieur Daubie autorisaient les grands de « prétechnique » à installer un jeu de balle pelote sur la cour de l’école. Nous, les plus petits, admirions, alignés le long des vieilles cordes râpées, les aînés se relancer sans fin la petite balle.

Sous la cloche pendant dix minutes

La cloche aussi a traversé le temps. Elle sonnait deux fois chaque fin de récréation. Elle en a vu des horaires et des changements ! Elle qui a connu l’école du samedi jusque 4 heures puis jusque midi, le demi-jour de congé passer du jeudi au mercredi, elle qui a commandé à un demi-siècle d’écoliers en culottes golf, en bermuda, en culottes courtes ou en jean’s, elle qui a assisté à tant de chutes, d’accidents, de batailles, de règlements de comptes, de pleurs, de rires, de jeux, de rondes, de courses, de cris, elle qui a salué plus de cinquante rentrées scolaires et autant de fins d’année, elle qui a flirté avec tant d’instituteurs et d’institutrices, elle qui a gardé sous son aile tant de punis envoyés « sous la cloche pendant dix minutes », vous a-t-elle jamais dit sa tristesse quand, le trente juin, elle se condamnait à deux mois de « chômage technique ».

À Pâques, elle n’est même jamais partie à Rome !

Mais, pour nous, Pâques, c’était la grand-messe précédée pendant la semaine sainte des confessions, mais surtout, surtout, Pâques, c’était... le déjeuner pascal ! Ce jour-là, le réfectoire, ce n’était plus le réfectoire, c’était « le grand restaurant », le « chez Maxim’s » de nos dix ans. Que ça sentait bon ce cacao chaud dans nos bols à soupe (quelle importance !) alignés comme pour la parade.

Nos instituteurs bavardaient ensemble et riaient de bon cœur. C’était la fête ! Oh ! Pas celle qui coûte cher, pas celle avec des « chichis », non, plutôt la fête des cœurs, la joie de Pâques, la bonne nouvelle, quoi !

Les autres jours, le réfectoire reprenait son air habituel, celui d’un local à manger.

Bénissez-nous Seigneur, bénissez la nourriture que nous allons prendre et que nous tenons de votre bonté, pour les siècles des siècles. Amen.

« Bénissez-nous Seigneur, bénissez la nourriture que nous allons prendre et que nous tenons de votre bonté, pour les siècles des siècles. Amen ». C’était une façon de se dire « Bon appétit ». Nous mangions en silence, enfin presque selon les surveillants !

En hiver, les bols de soupe alignés nous attendaient sur des tréteaux recouverts de nappes plastiques aux éternels carrés bleus et blancs. Monsieur Guerriat surveillait, le sifflet prêt à la manœuvre, arpentant sans cesse les dalles de béton du réfectoire. À ma connaissance, c’était le seul bâtiment du pays tout entier où le sol était réellement en pente pour suivre le relief naturel de la rue de la Babelonne ! Parfois, nous renversions la soupe sur nous et nous passions l’après-midi les culottes trempées, expirant à vous en dégoûter le cerfeuil ou la tomate Vianda.

Les limonades étaient rares à l’époque tandis que les flacons de café froid florissaient dans chaque panier. Parfois, maman nous donnait un thermos, mais infailliblement, il finissait ses jours trop courts dans la poubelle carrée de bois brun, brisé par un ballon ou par un coup de pied maladroit. Et le flacon d’aluminium bosselé et gravé à notre nom reprenait ses droits dans la mallette.

« Nous vous rendons grâce, Seigneur, de tous vos bienfaits ainsi que de la nourriture que nous venons de prendre, pour les siècles des siècles. Amen. »

Nous vous rendons grâce, Seigneur, de tous vos bienfaits ainsi que de la nourriture que nous venons de prendre, pour les siècles des siècles. Amen.

Le onze novembre, drapeau de l’école et drapeau des Italiens de l’école aussi en tête, sous la pluie battante le plus souvent, nous promenions notre mauvaise humeur à travers les rues de la ville. Gigantesque mille-pattes recueilli, s’arrêtant place Albert Ier devant la gare, pour s’affaler enfin au parc où nous avions droit à la chronique nécrologique des deux dernières guerres, au dépôt des fleurs au monument, au salut devant les drapeaux baissés et à l’après-midi de congé surtout !

Tiens, je me souviens aussi de la procession, à la Fête-Dieu, de son baldaquin, de ses porteurs de flambeaux, de ses communiantes qui lançaient des pétales de roses et des haltes devant les reposoirs dédiés à la Vierge, place de l’Esplanade, à l’école des Sœurs ou à l’école technique. Monsieur le Doyen Cogé portait le Saint-Sacrement tandis que Monsieur le Vicaire De Bock lançait des chants que nous tous, en aube blanche, reprenions en chœur. Sur la place de la Queue, la ducasse, triste car déserte, nous accueillait à sa façon : chaque année, les haut-parleurs nasillards du scooter débitaient un Ave Maria de dessous les fagots. Souvenirs, souvenirs !

La rue Pastur d’abord, le Boulevard du Midi ensuite, après les vélos !

La vie à l’école Libre se passait beaucoup dans les rangs : rangs pour rentrer en classe le matin, rangs pour la récréation jusqu’aux toilettes, les bras croisés, je vous prie, rangs pour aller dîner, près du réfectoire et pour en sortir aussi, sacs en main et en silence, rangs pour aller en promenade, rangs pour la sortie, à quatre heures. Terribles et interminables !

« La rue Pastur d’abord, le Boulevard du Midi ensuite, après les vélos ! » sous le soleil battant, dans le brouillard ou la bruine, peu importe ! Jusqu’au bout de la rue de la Babelonne, après le pont sur la Babelonne, la rivière noire et parfois, quand les esprits étaient échauffés, nous faisions demi-tour jusqu’au grillage !

On se sauvait quelquefois pour aller chez Léon acheter un bonbon à un franc ou un yo-yo ou du fil à scoubidou.

Chez Léon ! Merveilleux bric-à-brac établi dans cette rue sombre qui continuait la rue de la Babelonne vers le Boulevard du Nord, près de l’ancienne brasserie Patiny. Une porte brune à claire-voie ne cessait pas d’agiter sa sonnette aux heures de pointe. Nous passions un couloir trop étroit où traînaient des caisses de légumes pour rêver devant les pots de bonbons amoncelés sur le comptoir. C’est là que Léon et son air bonhomme dirigeaient son petit monde en pagaille.

Ça sentait bon les vacances !

Il m’est arrivé aussi de penser à Monsieur Robert, pianiste par habitude, avec qui nous répétions des après-midis durant, nos chants pour la distribution des prix et à Madame Louise, la marchande de jouets qui, elle aussi, se transformait pour nous en Chopin ou Mozart !

Après les compositions (on dit aujourd’hui : examens !), nous recevions un programme de distribution de prix plié comme une enveloppe et imprimé de bleu. Ça sentait bon les vacances !

À la fin de l’année, la salle des fêtes était surchauffée. Quel trac s’emparait de nous quand Monsieur nous alignait dans les coulisses selon nos places et comme nous étions fiers quand nous entendions Monsieur Daubie citer notre nom dans les premiers de la classe. D’abord le salut au public, comme un grand, un salut au membre du Comité scolaire, un grand merci au monsieur pour le beau livre d’où dépassait un signet avec notre bulletin. Re-salut au public. L’orchestre, ou plutôt la fanfare, entamait quelques notes d’une inoubliable marche; papa, maman et les autres applaudissaient. Re-re-salut au public. Au r’voir, M’sieur et VIVE LES VACANCES !

De mon école gardienne, j’ai gardé peu de souvenirs n’en déplaise à Madame Jadoul, à Madame Maton, à Madame Lecocq. Pourtant, leur nom, dans ma tête, rime avec gentillesse et tendresse. Et quand je les rencontre en rue, je me sens redevenir cet enfant timoré et maladroit qu’elles ont connu, il y a plus de trente ans.

Nous n’étions pas très beaux sur les photos de ce temps-là, avec nos tabliers uniformes, n’est-ce pas François Bailleux, Martine Aernout, Stéphane Papanicolaou, Dante Longo, Christine Georges, Pol Fosset, Francis Deval ? Encore moins beaux d’ailleurs, haut perchés sur le squelettique chameau Soubry !

J’ai souvent parlé de mon école avec d’autres condisciples. Ils en ont gardé de bons et de moins bons souvenirs, comme pour tout d’ailleurs.

Une chose m’a frappé cependant : quand ils s’imaginent l’école Libre, leur école Libre, celle de leur enfance, ils ne la voient jamais sous la pluie, sous la neige ou dans la noirceur mate d’un matin d’hiver. Non, elle est toujours pleine de soleil... leur école du charbonnage !

Elle reste un coin privilégié de leur vie, un coin de terre éclaboussé de soleil et de ciel bleu.

Jean-Pol Demoulin
Mars 1977